Le prix Nobel d’économie 2019 a été décerné à trois chercheurs (Duflo, Kremer et Banerjee) qui s’intéressent à l’approche expérimentale dans la lutte contre la pauvreté globale
de Tommaso Reggiani
publié en italien par Città Nuova le 18/10/2019
Vous l’aurez déjà lu de divers côtés : le prix Nobel d’économie de cette année est un triple prix qui récompense à la fois le caractère concret, la compétence et la rigueur.
Traditionnellement les politiques de développement, promues à grand renfort de médias par les gouvernements et les grandes agences de coopération internationale, se basent sur les macro-systèmes et des investissements massifs dans les infrastructures. C’est dans ce contexte qu’au milieu des années 90, Abhijit Banerjee (MIT), Ester Duflo (MIT) e Michael Kremer (Harvard) initient – de façon quasi artisanale –un patient travail de terrain, consacrant leurs efforts à observer expérimentalement des interventions ciblées et circonscrites qui réussissent à produire un impact tangible, et à en évaluer leur efficacité de manière systématique et rigoureuse. Leur travail consiste en un mix entre typologie d’interventions (micro et concrètes) et évaluation de celles-ci (méthodique et systématique), ouvrant ainsi de manière originale un nouveau champ de recherche.
Michael Kremer en a eu le premier l’intuition. Désireux de contribuer vraiment à l’accroissement du niveau d’instruction au Kenya (il est établi que l’instruction est le combustible indispensable pour toute forme de développement économique et humain), il a voulu comprendre, en considérant les données, quelles sont les politiques adoptées les plus efficaces. L’unique façon de faire cela avec rigueur consistait à traduire dans un contexte social le protocole d’expérimentation qui s’adresse à un groupe bien défini d’écoles le plus semblables possible et comparables entre elles (nos patients) et au hasard leur applique différentes politiques (nos thérapies à tester) : à un groupe on fournit des livres et des matériels pédagogiques complémentaires en abondance, à un second groupe d’écoles des incitations financières aux familles qui envoient régulièrement leurs enfants à l’école, à un troisième groupe on fournit des kits de vaccination contre des infections intestinales.
Après un laps de temps (le temps nécessaire aux principes actifs pour exprimer leurs propriétés), on évalue, pour chaque donnée, les valeurs moyennes enregistrées dans les différents groupes : niveau d’apprentissage des enfants (température corporelle), absentéisme (pression artérielle), incidence de l’abandon scolaire précoce (rythme cardiaque), etc. Telle est, en « comprimé » (jeu de mot!) la dynamique méthodologique des essais randomisés contrôlés (ERC) récompensés par ce prix Nobel.
Sur le principe, chacune des trois initiatives examinées dans cette expérience semblent louables, mais sur le terrain l’urgence incitait à distinguer entre celles qui sont vraiment efficaces et celles qui sont « bien gentilles ».
A partir de cette expérience on a appris que, bien que moins romantique, le programme de vaccination s’avérait plus efficace que le cadeau de merveilleux livres et cahiers récoltées avec beaucoup d’emphase lors de nos fêtes de l’Avent: quand les enfants sont presque toujours malades et donc absents, les dictionnaires en classe servent bien peu.
Même discours à propos des incitations financières aux familles: si les parents s’efforcent d’envoyer les enfants à l’école même s’ils sont malades, au mieux ceux-ci dorment sur les dictionnaires et au pire l’infection est transmise à toute la classe.
Ester Duflo et Abhijit Banerjee (ce dernier est le mari de la très brillante Duflo, et non elle la femme de…) ont suivi les traces de Kremer mais en conduisant leurs expériences de terrain en Inde. Ils ont cherché à suivre avec rigueur les interventions concrètes les plus efficaces pour améliorer les conditions sanitaires, l’éducation des femmes et des enfants ainsi que la promotion d’activités entrepreneuriales enracinées localement. La plupart des remèdes qu’ils ont testés sont le fruit de longues périodes d’observation passées à apprendre directement sur le terrain, dans un «corps à corps» avec les soucis et les problèmes auxquels les pauvres sont confrontés au quotidien.
En scindant le grand problème de la pauvreté en de multiples aspects bien circonscrits (santé, éducation, productivité, etc.) et en affrontant chacun d’eux avec des expériences soigneusement conçues et évaluées, nos prix Nobel ont contribué aussi démêler certains nœuds conceptuels. Traditionnellement les économistes procèdent à des comparaisons entre Pays différents pour chercher à mesurer, par exemple, l’impact des niveaux d’éducation sur l’aptitude des communautés à créer de la richesse et du développement.
Cependant, dans ce genre d’évaluation, on risque de commettre l’erreur de comparer les choux avec les carottes ( ou bien de comparer l’efficacité d’un même médicament pris d’un part par un nouveau-né et d’autre part par un body builder). Les expériences randomisées conduites sur le terrain permettent d’établir des liens de causalité très précis; elles offrent également des informations utiles pour définir les canaux à travers lesquels les effets désirés se transmettent et se propagent dans les différentes réalités.
L’autre jour, alors que j’étais à l’unversité, à mon bureau, en train de rassembler quelques idées en vue d’un cours, voilà que je reçois un message Skype de mon collègue allemand «DULFO». J’avais totalement oublié l’annonce du prix Nobel. Mais dès que j’ai lu Dulfo, mon esprit s’est souvenu qu’il y a dix ans, mon ami – missionnaire dans une favela brésilienne - m’avait écrit dans un courriel une phrase qui m’est toujours restée présente à l’esprit: «… cette compétence et cette rigueur que les pauvres méritent». C’est bien ce que les pauvres méritent. Compétence et rigueur.