Apprendre à renaître/13 - La transformation d'un charisme dans la phase organisationnelle, de la première génération du fondateur à la seconde
par Luigino Bruni
publié dans Città Nuova le 21/02/2025 -Extrait de la revue Città Nuova n° 9/2024
La Bible rassemble beaucoup de réalités. C'est aussi une grande mappemonde par temps de crise et de transition des communautés. Je parle de toute la Bible, en particulier de ses prophètes, qui sont le modèle de tout charisme, parce que pour comprendre les fondateurs de communautés et leurs mouvements, il n'y a pas de meilleur paradigme que celui des prophètes bibliques.
Le Livre du prophète Daniel est un texte complexe, dominé par les rêves et les interprétations que Daniel donne de ses rêves et de ceux des autres. D'une manière générale, Daniel est très doué pour l'exégèse des rêves. Il y a cependant une vision, celle du bouc unicorne, que Daniel n'arrive pas à déchiffrer, malgré l'aide qu'il reçoit de Gabriel, l'ange interprète. En effet, il écrit à la fin de la vision : « Et moi, Daniel, je m’évanouis et je fus malade pendant plusieurs jours.[...] J’étais terrifié par ce que j’avais vu, mais personne ne comprenait.» (Daniel 8, 27). Parfois les prophètes comprennent leurs visions, parfois ils ne les comprennent pas.
Les vrais prophètes, contrairement aux faux prophètes, ne peuvent pas tous interpréter les visions qu'ils reçoivent de Dieu, car ils ne sont pas maîtres de leurs rêves, ils ne sont pas des techniciens avec des solutions toutes faites pour chaque problème. Cette incapacité des prophètes à lire certains rêves s'applique également aux rêves de cette forme de prophétie collective que sont les communautés et les mouvements nés de charismes et de fondateurs : le fondateur n'est pas le seul prophète, toute la communauté partage le don de prophétie.
Dans la phase de transition entre la génération du fondateur et la suivante, il est fréquent et normal que les communautés ne parviennent pas à interpréter les visions, aussi bien celles d'hier que celles (plus rares) d'aujourd'hui. Deux opérations deviennent difficiles : (a) interpréter aujourd'hui les rêves et les visions que le fondateur a eus hier, (b) déchiffrer les nouveaux rêves qui continuent d'arriver. C'est dans cette double difficulté que réside une grande partie du secret qui permet aux mouvements d'aujourd'hui, nés au 20ème siècle, de poursuivre leur parcours charismatique. Voyons comment.
En fait, un véritable paradoxe se produit. Un charisme vient sur terre pour réaliser une parole, différente et nouvelle même si elle est déjà présente dans la tradition. Cette parole est annoncée et vécue dans la première génération comme l'aube d'un jour lumineux, qui ne fait que se poursuivre et s'accomplir en quelque sorte dans les générations futures. Mais il arrive souvent, si ce n'est toujours, que lorsque cette parole commence vraiment à s'accomplir, la communauté qui l'avait comprise hier, alors qu'il s'agissait encore d'une annonce, ne peut plus, aujourd'hui, interpréter le « rêve » prophétique d'hier. Elle s'effraie, se décourage, vit une déception collective, ne comprend pas son rêve alors qu’il est en train de se réaliser.
Il est beaucoup plus facile de le comprendre lorsqu'il est annoncé comme un projet futur, mais dès qu'il commence à se réaliser dans l'histoire, il se passe quelque chose de très semblable à ce qu'a vécu Daniel : « Et moi, Daniel, je m’évanouis et je fus malade pendant plusieurs jours. », précisément parce qu'il n'arrivait pas à comprendre sa vision. La vision lui avait été donnée, mais c'est lui qui ne l'avait pas comprise. Souvent, on reste « épuisé » pendant des années, des décennies, jusqu'à ce que quelque chose se produise, ce qui n'est pas toujours le cas: une réforme ou une nouvelle lumière qui s'allume quelque part dans la communauté.
Pensez, par exemple, à un charisme qui est venu donner un nouvel éclairage spirituel sur l'abandon et la mort de Jésus. Dans la phase de fondation, quand tout parle de lumière et de vie, l'abandon de Jésus sur la croix est clair, fascinant et lumineux. Le fondateur et tous les membres de sa communauté comprennent le cœur du charisme, à savoir que « Dieu est là où il n'est pas », qu'il y a une lumière dans les ténèbres, que le Ressuscité est déjà à l'intérieur du Crucifié, qu'il y a une valeur mystérieuse mais vraie dans le fait de diminuer, de devenir petit. Puis les décennies passent, le fondateur meurt, la communauté se réduit, nous devenons moins puissants, moins forts, plus petits, plus fragiles, et cette réalité annoncée hier dans une clarté aurorale commence à s'estomper.
En réalité, si nous étions capables d'interpréter correctement le rêve, nous devrions dire que le charisme se réalise enfin au moment même où nous devenons plus petits et plus fragiles, mais ce qui nous fascinait au moment où il était annoncé, maintenant, au moment où il se réalise, n'est plus compris et ne fait qu'effrayer. Nous ne voyons pas l'aube à la tombée de la nuit, parce que ce corps collectif qui incarne enfin son charisme est incapable de se regarder de l'extérieur et de loin, seule vision qui lui permettrait de comprendre vraiment ce qui se passe.
C'est le moment où il faut revenir à la Bible, à ses prophètes, et utiliser leurs repères essentiels pour voir de l'extérieur et d'en haut la véritable histoire qui s'accomplit. Pour continuer la course.