Le pape François s’est adressé en italien à 1100 acteurs de l’Économie de communion, samedi 4 février, à l’occasion des vingt-cinq ans de ce mouvement initié sous l’impulsion de Chiara Lubich, la fondatrice des Focolari.
Texte intégral publié dans Famille chrétienne
Chers frères et sœurs,
Je suis heureux de vous accueillir en tant que représentants d’un projet auquel je m’intéresse sincèrement depuis longtemps. J’adresse à chacun mon salut cordial et je remercie tout particulièrement le coordinateur, le professeur Luigino Bruni, pour ses aimables paroles. Je vous remercie aussi pour les témoignages.
Économie et communion.Deux mots que la culture actuelle tient pour séparés et considère bien souvent comme opposés.
Deux mots que, au lieu de cela, vous avez choisi de réunir, en accueillant l’invitation formulée voici vingt-cinq ans par Chiara Lubich [la fondatrice du mouvement des Focolari, Ndlr], au Brésil, face au scandale de l’inégalité dans la ville de San Paolo, lorsqu’elle demanda aux entrepreneurs de devenir des agents de communion. Elle vous invitait à être créatifs, compétents, mais pas seulement : elle voyait l’entrepreneur comme un agent de communion.
En introduisant dans l’économie le bon grain de la communion, vous avez entrepris un profond changement dans la façon de voir et de vivre l’entreprise. Non seulement l’entreprise peut ne pas détruire la communion entre les personnes, mais elle peut la construire, la promouvoir. On voit bien, à l’aune de votre vie, que l’économie et la communion sont toutes deux plus belles quand elles vont de pair. Plus belle est l’économie certainement, mais plus belle aussi la communion. Parce que la communion spirituelle des cœurs est plus profonde encore quand elle devient communion des biens, des talents et des profits..
En pensant à votre engagement, je voudrais vous dire trois choses aujourd’hui.
La première concerne l’argent. Il est très important qu’au cœur de l’Économie de communion figure la communion de vos bénéfices. L’Économie de Communion est aussi communion des profits, expression de la communion de la vie. J’ai souvent parlé de l’argent comme d’une idole. La Bible l’affirme de différentes manières. Sans surprises, la première action publique de Jésus, dans l’Évangile selon saint Jean, est l’expulsion des marchands du temple (cf. 2, 13-21). On ne peut pas comprendre le nouveau royaume apporté par Jésus si on ne se libère pas des idoles, dont l’argent figure parmi les plus puissantes. Comment donc être de ces marchands que Jésus ne chasse pas ? L’argent est important, surtout quand il n’y en a pas et de lui dépend la nourriture, l’école et l’avenir des enfants. Mais il devient une idole quand il devient une fin en soi… L’avarice, qui n’est pas un péché capital par hasard, est un péché d’idolâtrie parce que l’accumulation de l’argent pour lui-même devient la finalité de l’agir personnel. C’est Jésus lui-même qui a donné à l’argent le nom de « maître ». « On ne peut pas servir deux maîtres, deux patrons. » Il y en a deux : Dieu ou l’argent, l’anti-Dieu, l’idole. Voilà ce qu’a dit Jésus. Un tel choix entre deux options situées au même niveau. Pensez-y.
Quand le capitalisme fait de la richesse du profit son but, il risque de devenir une structure idolâtrique, une forme de culte. Le « dieu fortune » est toujours la nouvelle divinité d’une certaine finance et de tout ce système basé sur le hasard qui détruit des millions de familles dans le monde, et duquel justement vous vous distinguez. Ce culte idolâtrique est un substitut de la vie éternelle. Les biens individuels (les voitures, les téléphones,…) vieillissent et s’usent, mais si j’ai de l’argent ou du crédit, je peux immédiatement en acquérir d’autres, me donnant l’illusion de vaincre la mort.
On comprend alors la valeur éthique et spirituelle de votre choix de mettre les profits en commun. La meilleure manière et la plus concrète de ne pas faire de l’argent une idole est de le partager avec d’autres, surtout avec les pauvres, ou pour permettre aux jeunes d’étudier ou de travailler, combattant ainsi la tentation de l’idolâtrie au moyen de la communion. Lorsque vous partagez et donnez vos bénéfices, vous accomplissez un acte de haute spiritualité, en disant concrètement à l’argent : tu n’es pas Dieu, tu n’es pas seigneur, tu n’es pas patron ! » N’oubliez pas aussi, cette sagesse philosophique et théologique qui faisait dire à nos grands-mères : « Le diable entre par les poches ! » Ne l’oubliez pas !
La seconde chose que je veux vous dire concerne la pauvreté, un thème central dans votre mouvement.
Aujourd’hui, de nombreuses initiatives publiques et privées sont mises en œuvre pour combattre la pauvreté. Et tout ceci, d’une part, est une croissance en humanité Dans la Bible, les pauvres, les orphelins, les veuves, les exclus de la société d’alors étaient aidés à l’aide de la dîme et du glanage. Mais la grande partie du peuple restait pauvre, ces aides ne suffisaient pas à nourrir et guérir tout le monde. Les exclus de la société demeurent nombreux. Aujourd’hui nous avons inventé de nouvelles façons de guérir, de nourrir, d’instruire les pauvres, et quelques-unes des graines bibliques ont porté du fruit à travers des structures d’aides plus efficaces que celles d’antan. À l’origine des impôts et cotisations figure aussi cette solidarité, que nie l’évasion fiscale. Laquelle, avant d’être un acte illégal, nie la loi fondamentale de la vie : celle de l’entraide.
Mais, - je ne le dirai jamais assez – le capitalisme continue de produire des exclus qu’il voudrait ensuite guérir. Le problème éthique principal de ce capitalisme est la création de déchets pour ensuite essayer de les cacher ou de les soigner pour ne plus les faire voir. Une forme très grave de pauvreté, pour une civilisation, est de ne plus réussir à voir ses pauvres, qui d’abord sont rejetés puis cachés.
Les avions polluent l’atmosphère, mais l’argent d’une petite partie du billet servira à planter des arbres, pour compenser un peu les dommages causés. Les sociétés du hasard financent des campagnes pour soigner les joueurs pathologiques qu’elles-mêmes créent. Et le jour où les entreprises des armes financeront des hôpitaux pour soigner les enfants mutilés par leurs bombes, le système en sera à son comble. Voilà l’hypocrisie !
L’Économie de Communion, si elle veut être fidèle à son charisme, ne doit pas uniquement soigner les victimes du système, mais construire un système où les victimes diminuent de plus en plus, et si possible disparaissent complètement. Tant que l’économie produira encore même une victime et qu’une seule personne sera sur la touche, la communion ne sera pas encore réalisée, la fête de la fraternité universelle ne sera pas complète.
Nous devons donc chercher à changer les règles du jeu du système économico-social. Imiter le bon samaritain de l’Évangile ne suffit pas. Certes, quand l’entrepreneur ou quand toute personne tombe sur une victime, cette personne-là est appelée à en prendre soin. Et peut-être est-elle appelée, comme le bon samaritain, à associer un tiers (l’aubergiste) à son action de fraternité. Je sais que c’est ce que vous essayez de faire depuis vingt-cinq ans. Mais il faut agir avant même que les bandits ne s’en prennent à leur victime, en combattant les structures de péché qui produisent brigands et victimes. Un entrepreneur qui se contente d’être un bon samaritain ne fait que la moitié de son devoir : il soigne les victimes d’aujourd’hui, mais il ne réduit pas le nombre de celles de demain. En vue de la communion, il faut imiter le Père miséricordieux de la parabole du fils prodigue et attendre à la maison les enfants, les travailleurs et les collaborateurs, les employés qui se sont trompés, les embrasser, faire la fête avec eux et pour eux. Et ne pas bloquer les choses par la méritocratie invoquée par le fils aîné et tant d’autres qui, au nom du mérite, nient la miséricorde. Un entrepreneur de communion est appelé à faire tout cela parce que même ceux qui se trompent et quittent sa maison, doivent pouvoir espérer un emploi, un revenu décent et ne pas se retrouver à manger avec les porcs. Aucun enfant, aucun homme, même le plus rebelle, ne mérite de manger des glands.
Enfin, la troisième chose concerne l’avenir. Ces vingt-cinq ans de votre histoire disent que la communion et l’entreprise peuvent marcher et grandir ensemble. Une expérience encore limitée à un petit nombre d’entreprises, très petit si l’on compare avec le grand capital du monde. Mais les changements dans l’ordre de l’esprit et donc de la vie ne sont pas liés au grand nombre. Le petit troupeau, la lampe, une monnaie, un agneau, une perle, le sel, le levain : voilà les images du Royaume que nous trouvons dans les Évangiles. Et les prophètes ont annoncé la nouvelle ère du salut en indiquant le signe d’un enfant, Emmanuel, et nous parlant d’un « reste fidèle », d’un petit groupe.
Pas besoin d’être nombreux pour changer notre vie : il suffit que le sel et le levain ne se dénaturent pas. Le gros du travail est d’essayer de ne pas perdre le « principe actif » qui les anime : le sel ne fait pas son métier en augmentant en quantité, au contraire, trop de sel rend les pâtes salées, mais en sauvant son « âme », sa qualité. Chaque fois que les gens, les nations, et même l’Église ont décidé de sauver le monde en croissant numériquement, cela a produit des structures de pouvoir en oubliant les pauvres. Sauvons notre économie, en restant simplement sel et levain : un travail difficile, parce que tout décline avec le temps. Comment faire pour ne pas perdre le principe actif, l' « enzyme » de la communion ?
Quand les réfrigérateurs n’existaient pas, pour préserver la levure on donnait au voisin un peu de pâte levée. Et quand venait le moment de préparer le pain à nouveau, on recevait un peu de pâte levée de ce voisin-là ou d’un autre qui en avait reçu à son tour. C’est la réciprocité. La communion n’est pas uniquement division mais aussi multiplication des biens, création de nouveau pain, de nouveaux biens, de nouveau Bien avec un B majuscule. Le principe vivant de l’Évangile reste actif que si nous le donnons, parce qu’Il est amour. Et l’amour est actif lorsque nous aimons, pas quand nous écrivons des romans ou quand on regarde la télé. Si on le garde jalousement pour soi, il moisit et il meurt. Et l’Évangile peut moisir. L’économie de communion a un avenir si vous la donnez à tous et ne restez pas seuls « chez vous ». Donnez-la à tous, d’abord aux pauvres et aux jeunes, ceux qui sont le plus dans le besoin et savent le mieux faire fructifier les dons reçus ! Pour avoir la vie en abondance, il faut apprendre à donner. Pas seulement les profits de l’entreprise, mais vous-mêmes. Le premier don de l’entrepreneur est sa propre personne : votre argent, bien qu’important, ne suffit pas. L’argent ne sauve pas s’il n’est pas accompagné du don de la personne. L’économie d’aujourd’hui, les pauvres, les jeunes ont besoin avant tout de toute votre âme, de votre fraternité respectueuse et humble, de votre désir de vivre, et seulement après de votre argent.
Le capitalisme connaît la philanthropie, pas la communion. Donner une partie des bénéfices est facile tant qu’il ne s’agit pas d’embrasser et toucher les personnes qui reçoivent ces « miettes ». Au lieu de cela, même cinq pains et deux poissons peuvent nourrir les foules s’ils constituent le partage de toute notre vie. Selon la logique de l’Évangile, si l’on ne donne pas tout, on ne donne jamais assez.
C’est ce que vous faites déjà. Mais vous pouvez davantage partager les profits pour combattre l’idolâtrie, changer les structures pour prévenir la création des victimes ; donner davantage votre levain, pour faire lever le pain de beaucoup. Le « non » à une économie qui tue devient un « oui » à une économie qui fait vivre, parce qu’elle partage, inclut les pauvres, et utilise les profits pour créer de la communion.
Je vous souhaite de continuer votre chemin, avec courage, humilité et joie. « Dieu aime celui qui donne avec joie. » (2 Cor 9,7). Dieu aime vos profits et talents donnés avec joie. Vous le faites déjà, vous pouvez le faire encore plus.
Je vous souhaite de continuer à être la graine, le sel et la levure d’une autre économie : l’économie du Règne, où les riches savent partager leurs richesses, et les pauvres sont appelés bienheureux. Merci.