Le talent civique ou « l'esprit » d'un pays, de ses dirigeants et de ses habitants, consiste à savoir créer une véritable fierté civique et un espoir à partir de signes réels du passé.
par Luigino Bruni
publié dans le Messaggero di Sant'Antonio le 03/01/2025
L'Économie civile, dont l'âge d'or culmine au XVIIIe siècle à Naples et dont le fondateur fut l'abbé de Salerne Antonio Genovesi, contient l’esprit le plus vrai et la plus profond de notre économie et de notre société. Dans ses Leçons d'Économie Civile, publiées par Genovesi entre 1765 et 1769, nous lisons des pages très importantes sur l'Italie et ses régions méridionales, qui semblent avoir été écrites non pas hier, mais demain : « Les Grecs appelaient la Grande-Grèce et beaucoup d'autres provinces de ce Royaume, la terre du vin ; mais ils pouvaient aussi l'appeler la terre des semences, non seulement du blé, mais de toutes sortes d’autres plants. La Sicile a été le grenier de Rome, et elle l'est encore aujourd'hui pour de nombreux peuples. Ses vins sont le nectar des meilleures tables, non seulement celles des Anglais, mais aussi des Français, bien que fiers de leur Bourgogne. Ce sont les régions de la soie, et aujourd'hui presque les seules sérieuses en Europe. Ce sont aussi celles du coton qui, de l'avis de tout le monde, est le meilleur du monde; de la laine, du lin, du chanvre, de toutes sortes d'animaux ;le pays des fromages, de l’abondance..., doté d’une grande ingéniosité... ». (p. 325).
Ainsi, après avoir chanté les louanges de sa terre, Genovesi se demande, et nous avec lui : pourquoi l'Italie du Sud, malgré toutes ces richesses, ne connaît-elle pas un développement économique conséquent ? Pourquoi ces régions ne produisent-elles pas assez d'« argent »? « Moi - poursuit Genovesi - je ne croirai jamais qu’elles manquent d'ingéniosité. Qui peut être persuadé que les climats tempérés génèrent des cerveaux plus lents que ceux du Nord ? La volonté de travailler est loin d’y faire défaut ; il n'y a pas de pays en Europe où l'on travaille plus, et parfois jusqu’à l’épuisement, que dans les deux Silicules. Il faut donc en conclure qu'il y a un manque de courage politique et qu'on s’y fatigue mal ». Ce sont là des propos très élogieux concernant notre Sud, surtout si l'on considère qu'aujourd'hui la première indigence de nos terres méridionales réside dans le manque d’estime de la part du reste du pays et de ses gouvernants : la proposition d'« autonomie différenciée » en est une parfaite illustration.
Pour Genovesi, la raison de ce manque de « courage » et de cet « effort » bénéfique (travail), est claire et comporte sur deux lacunes : une formation inadéquate et le découragement des entrepreneurs, ce qui n’est pas seulement le propre du Sud. « La raison – écrit-il - , ne peut être que la dureté de ces conditions de travail ou la pression mentale ; la première résulte de l'absence d'écoles de dessin et d'art dans nos régions ; la seconde de l'absence d'une méthode de financement convenable. La plus grande charge financière incombe aux entreprises, alors qu'elle aurait dû peser sur la terre ; c'est pourquoi de nombreuses professions ont été délaissées et sous-estimées ». Paroles de sagesse. Aujourd'hui tout comme hier, il n'y a pas d'avenir pour un pays lorsque la fiscalité continue d’« écraser » et de « décourager » les travailleurs, c'est-à-dire les artisans et les entreprises, et de favoriser les rentiers. Les privilèges accordés aux rentes - financières, de consultants, immobilières... - sont toujours le premier indicateur de systèmes économiques et sociaux encore féodaux ou néo-féodaux. Genovesi était conscient que ces qualités et l’excellence de l'économie et de l'ingéniosité italiennes étaient sans aucun doute de réelles qualités, mais qu'elles étaient freinées par des travers non moins réels, comme toujours, comme partout.
Mais cette lecture généreuse de son Royaume a inspiré les brèves mais toujours lumineuses réformes et révolutions napolitaines, et continue à nourrir la tradition de l'Économie civile. Le talent civique ou « l'esprit » d'un pays, de ses dirigeants et de son peuple, réside dans la capacité à créer une fierté et un espoir civiques authentiques à partir de signes réels du passé. Si l'on enlève cette capacité à un peuple, il ne reste que l'art du dénigrement, de la critique, du pessimisme, de la turpitude et de l'incrimination mutuelle. Nous ne pouvons plus nous le permettre.
Credit Foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA