Opinions – Le Black Friday et les cadeaux homéopathiquesdi Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 29/11/2024
Parmi les nombreuses fêtes de la religion capitaliste, le black friday est celle qui présente une parfaite « pureté cultuelle » qui nous permet de comprendre des dimensions de cette nouvelle religion que nous voyons avec moins de clarté dans d'autres fêtes désormais transformées et assimilées, comme le nouveau Noël ou l'ancien Halloween.
Tout d'abord, nous devons garder à l'esprit que la mentalité de consommation fait partie de toute expérience religieuse. Le culte, la liturgie, ont toujours été des expériences de satisfaction des besoins du corps, et pas seulement de l'âme. Il suffit de penser à une messe catholique où tous les sens sont stimulés : l'ouïe (les chants), la vue (l'art), l'odorat (l'encens), le goût (le pain et le vin), le toucher (les statues de saints). Dans les religions, la dimension spirituelle n'est qu'une dimension parmi d'autres, et même pas la plus importante. Nos grands-parents qui remplissaient les églises (surtout les grands-mères) et les fêtes religieuses ne s'intéressaient pas au mysticisme ni à l'ascèse. Ils ne cherchaient pas à contempler les réalités célestes. La messe dominicale et les autres fêtes de préceptes étaient avant tout la célébration du lien social, de la vie, de l'exaltation des corps, des étreintes, des danses, des grands repas collectifs, de l'excès, du gaspillage, de la dépense (disait Bataille), de la transgression, de la nécessité d'un jour différent des autres. Les saints et Dieu étaient le prétexte à la fête et aux processions, mais les principaux protagonistes de la fête étaient d'autres personnes.
À y regarder de près, le black friday présente en fait toutes les caractéristiques anthropologiques et sociales des anciens cultes religieux. La première concerne l'importance essentielle des fêtes elles-mêmes. Le christianisme n'est pas devenu christianitas par l'édit de Milan en 313. Il n'est pas non plus devenu christianitas grâce à la théologie, ni grâce aux livres et aux dogmes. L'opération décisive fut d'abord l'occupation des anciens temples gréco-romains et, ensuite et surtout, le remplacement des anciennes fêtes populaires romaines, celtiques, étrusques, picéniennes, sabines... La culture naît du culte, nous rappelait Pavel Florensky en 1922. Et la culture, ce sont des processions, avec des dais à porter et des feux à tirer, avec des objets qu’on touche avec les mains, avec des statues qu’on baigne de larmes, et, chaque année, leur répétition cyclique.
Le black friday est également né comme un festival de processions (devant les magasins), avec le besoin de toucher l'objet, puis de verser des larmes une fois acquis l’article tant désiré... dans l’ivresse d’une fête populaire très fréquentée. Ces dernières années, cependant, d'importantes innovations ont eu lieu, qui ont rapidement changé sa nature. Mais d'abord, arrêtons-nous sur un élément qu'il ne faut pas sous-estimer.
Le monde catholique, en particulier avec la Contre-Réforme, a fortement accentué la dimension de la consommation dans le culte et la liturgie - pensons à la messe, où le prêtre « produit » le bien (l'eucharistie) que le peuple « consomme ». La « culture de la honte », toujours active et dominante dans les pays latins, a créé un environnement économique dans lequel les gens rivalisaient principalement par le biais de biens de consommation « tape-à-l'œil » (vêtements, maisons, voitures...), et non par le travail comme c'était le cas dans les pays protestants. Tout cela a créé une prédisposition particulière du monde catholique pour la nouvelle religion du capitalisme qui, au cours des dernières décennies, a déplacé son centre d'intérêt du travail vers la consommation.
D'où un autre paradoxe : la religion capitaliste est née dans les pays calvinistes, mais elle est en train de conquérir principalement les pays catholiques - et de plus en plus les divers Suds communistes du monde. Nous aimons beaucoup plus le black friday que les Hollandais ou les Suisses. On voit alors où se situe un premier problème décisif. Le monde catholique est culturellement moins bien équipé pour reconnaître le caractère insidieux de ces festivités de la nouvelle religion basée sur la consommation qui est en train d'éliminer les derniers vestiges du christianisme, du catholicisme en particulier - je me demande combien de catholiques pratiquants ont fait une « objection de conscience » au rituel de ce vendredi ?
Combien de magasins d'économie sociale ou coopérative ont résisté à la séduction du nouveau culte ? Le culte de la consommation vide l'âme des chrétiens bien plus radicalement que ne l'ont fait tous les communismes et socialismes de l'histoire.
Le Black friday a donc ses propres particularités, à la fois anciennes et nouvelles. La première est une forme inédite de polythéisme. Pour le comprendre, il faut savoir que le dieu vénéré est le consommateur et non l'objet acheté. Les « dieux », souverains consommateurs et idoles, se comptent donc par millions, voire par milliards. Cela nous est révélé par un élément fondateur de toute religion : le sacrifice. Les rabais du vendredi noir sont presque toujours réels, pas factices. Pour nous dire que celui qui se sacrifie ce jour-là n'est pas le consommateur pour l'entreprise, mais l'entreprise qui fait l'offre (notez le langage) au profit de son dieu-consommateur. Un petit sacrifice homéopathique contrôlé, qui, comme toute homéopathie, vise à immuniser contre la maladie : un petit sacrifice, qui ressemble à un don, un don minuscule, pour que le capitalisme puisse s'immuniser contre le vrai don, qui est le virus dont il a terriblement peur.
La deuxième nouveauté concerne la fin de la dimension communautaire de cette nouvelle religion. Jusqu'à présent, nous ne connaissions que des religions communautaires. Mais désormais, nous n'achetons plus l'objet dans des boutiques devenues des temples bondés, en procession, comme c'était le cas au début ; désormais, il vient à nous, docile et rapide, chez nous, par un simple clic (et une carte de crédit), sans rencontrer au seul humain en chemin. Avec l'intelligence artificielle, cet individualisme deviendra total.
Enfin, troisième nouveauté. Cette année, lors de la neuvaine préparatoire à la fête, il était de plus en plus fréquent de lire : « Offrez-vous un cadeau pour black friday ». Les fêtes chrétiennes étaient centrées sur les cadeaux à donner à quelqu'un et à recevoir par quelqu'un d'autre ; aujourd'hui, il y a la célébration de l'amour de soi, qui est la fin même de l'humanisme chrétien fondé sur le don. Le self-cadeau est l'apothéose de l'idée archaïque du don (de rex, regis), c'est-à-dire des offrandes à faire au roi, avec un élément véritablement inédit : le seul souverain est l'individu qui se fait des offrandes à lui-même, le donateur coïncide avec le donataire.
Dans cet effacement des dons réels se trouve le talon d'Achille de la religion de la consommation : le désir. Aucun désir ne peut être réellement satisfait par des biens, encore moins par des cadeaux pour soi, car l'essence du désir est de désirer quelqu'un qui nous désire, de désirer un désir, qui dans la foi chrétienne atteint son apothéose dans un Dieu qui nous désire. Nous aimons les biens qui deviennent des cadeaux parce qu'ils sont le sacrement d'une personne qui nous aime et nous désire ; et chaque fois que nous regardons cet objet, nous y voyons les yeux, l'odeur et le goût de celui qui nous a aimés : dans le self cadeau, nous ne sentons et ne goûtons que nous-mêmes, une tristesse infinie.
Dieu merci, les biens ont beaucoup de vertus, mais ils ne savent pas désirer. C'est une famine de désirs qui préparera, tôt ou tard, la fin de ce nouveau culte mondial. L'espoir est qu'entre-temps, quelque part, les vraies communautés, les dons non homéopathiques, les grands désirs, Dieu, auront survécu.